Le dernier combat
Dans ma famille paternelle comme maternelle, on ne meurt pas de mort paisible dans son lit. On meurt rarement de mort violente dans un accident. Non, on a le chic pour la fameuse formule "Mourir des suites d'une longue maladie", avec une préférence peut-être pour les cancers, de tous types, on n'est pas difficile. Disons que statistiquement, c'est là que nous marquons le plus gros score.
Dans ma famille, on se bat. Jusqu'au bout. On entend toujours aux funérailles "Il aura été courageux. Il s'est battu jusqu'au bout !". On se regarde ensuite du coin de l'oeil en se demandant qui sera le prochain...
Plusieurs fois dans ma vie, lorsque j'ai eu des grosses frayeurs (premières plongées en profondeur, danger sur la route ou vol épique en avion...), je me suis rassuré en me disant "t'inquiète, il ne peut rien t'arriver, ce n'est pas comme ça qu'on meurt dans la famille". C'est totalement con comme attitude, je ne crois pas en une malédiction, je sais qu'il ne s'agit que de coïncidences, mais bon, une façon certainement que j'ai de faire un pied-de-nez au destin si celui-ci existe ou à la loi des séries...
J'ai cependant une idée bien arrêtée de mon attitude face à la maladie. Même si je sais très bien qu'on peut dire tout ce que l'on veut, on ne sait jamais rien avant d'être au pied du mur... Donc, il me faut dire "à priori".
À priori je ne veux pas passer mes six derniers mois dans une chambre d'hôpital, à priori, je ne veux pas voir les regards de ceux que j'aime chercher une lueur d'espoir dans les discours des chirurgiens, je ne veux pas que la vie de mes proches soit rythmée par mon tracé électro-encéphalogramme... Non, je ne veux pas me battre. Mais pas du tout. J'en ai vu tellement des arrières-grands parents, des grands-parents, des oncles, des tantes, se retrouver reliés à des machines, à des gouttes à gouttes, à moitié inconscients, décharnés... Tu parles d'une bataille. Il ne s'est pas battu jusqu'au bout, non, mais il en a chié des ronds de tuyaux jusqu'au bout, ça c'est certain.
Non, je crois qu'il faut bien plus de courage pour accepter de ne pas se battre justement. Accepter que l'addition vient de tomber et profiter pleinement du temps qu'il reste. J'espère que j'aurais le courage de dire "Non. C'est bon, j'ai eu une superbe vie, terminons la plutôt en beauté". Idéalement, on me laisserait 5 ou 6 mois. Le temps de vendre rapidement mes biens, d'avoir encore quelques orgasmes, de dire au revoir aux gens qui comptent, et de voyager tant que cela est possible. Tant qu'à me bourrer de médocs, autant qu'ils servent à anesthésier la douleur le temps que je me remplisse le cerveaux une dernière fois d'images merveilleuses... Oui, voyager, c'est ce que j'aime le plus. À défaut d'un dernier combat, je signe pour un dernier voyage.
Ah oui, autre chose... Quand j'aurais tiré ma révérence, je veux être le seul invité à mes funérailles. À priori, ce sera une crémation dans la plus stricte intimité. Juste moi et le personnel nécessaire... L'autre voulait mourir sur scène, moi, je préfère l'ombre au feu des projecteurs... Je serai mort, faudra vous y faire ! Autant commencer le plus rapidement possible. La mise en scène du pathos autour de ma dépouille ne me servira à rien. On me dit toujours que certains ont besoin de cela pour tourner la page... Je peux le comprendre certes. Mais vous ne m'accompagnerez pas, je serai déjà parti. Dans ce cas, rassemblez vous ailleurs et faites un bon repas bien arrosé avec plein de nos jolies anecdotes. Cela devrait suffire et sera moins pénible pour tout le monde qu'une séance collective larmoyante dans un crématorium...
Je ne dis pas que tout le monde devrait penser et agir ainsi. Cette phase ultime est tellement personnelle que chacun doit pouvoir faire comme bon lui semble. Je ne vous demande qu'une seule chose : Merci de gifler le premier qui aura le mauvais goût de dire "au moins, il est plus heureux là où il est maintenant".