Une Bougie Pour Paris

Une Bougie Pour Paris

Pour la première fois de ma vie, depuis trois jours, je n'arrive pas à trouver les mots, je n'arrive pas à mettre des mots sur mes émotions. Je n'arrive pas à articuler ma réflexion. Je pense une chose et son contraire. Je n'arrive pas à verbaliser, à mettre des mots sur les maux.
Il faut pourtant que ça sorte. By hook or by crook pour reprendre cette expression britannique que j'affectionne. J'ouvre le traitement de texte et décide de laisser aller les doigts sur le clavier. Laisser sortir tout ça comme ça viendra. Amis lecteur, attention, pathos inside et humeurs _personnelles_ , tu es prévenu.


Vendredi Soir.
Je suis sagement chez moi à faire un montage vidéo, musique à fond. Coup de fil de Papa qui veut savoir si je vais bien. J'apprends le drame en cours. J'abandonne ma vidéo pour l'actualité, devant la tv, devant les sites d'information, et Twitter. SMS d'amis qui s'inquiètent de savoir si je suis en sécurité.
Comment est-ce possible ? Comment en est-on arrivé à générer cette haine envers nous ? Je n'ai pas les compétences pour répondre à cette question. Je pense d'abord à la politique française à l'étranger depuis le siècle dernier, aux armes que nous avons vendues aux uns et aux autres, aux positions qui ont été prises en fonctions d'intérêts économiques. Je pense ensuite au racisme que nous avons laissé monter dans ce pays contre "les arabes", je vois cette stigmatisation permanente des musulmans depuis que je suis gamin. Sans la justifier pour autant, je comprends qu'une infime partie ait pu basculer dans la haine du blanc, être pointé du doigt en permanence peut faire perdre la raison quand on est pris dans un cercle vicieux et instrumentalisé par des esprits vengeurs.
Sur Twitter, je vois passer des réactions d'élus du Front National. Bien évidemment, ils ne voient pas leur part de responsabilité, ils ne voient pas la haine qu'ils ont attisée depuis des décennies. Abject. J'ai toujours pensé que ce parti, contraire aux valeurs républicaines françaises, aurait du être interdit en dépit de la liberté d'expression.
Sur Twitter, je vois aussi le mouvement #PorteOuverte s'organiser pour offrir un abri aux personnes dans la rue. J'habite le 18èm sur un axe qui mène au Stade de France où des abrutis se sont fait sauter. Il y a peut-être des gens désemparés dans le coin dans l'impossibilité de rentrer chez eux ou dans des quartiers encore en feu. En même temps, je n'ai pas trop envie de me retrouver avec trois footeux inconnus à la maison. Statistiquement, il y a 30% de chance dans ce pays de tomber sur des sympathisants du FN... Seul chez soi avec 3 fascistes, ça dissuade encore plus... De chez moi, j'entends des sirènes de police et d'ambulance. Je me dis qu'il y a aussi des gens biens dehors... Je me dis que c'est la haine d'autrui qui nous mène là et qu'il faut peut-être faire l'inverse et preuve de solidarité. J'ouvre ma porte. Je reste bloqué devant les infos pendant que mon téléphone vibre sans s'interrompre des retweets. Une heure plus tard, une demoiselle me demande si j'ai de la place, je réponds et plus de nouvelles.
J'apprends le charnier du Bataclan. Je reste figé dans l'horreur.
Plus tard, se coucher. Essayer de dormir.
Nuit blanche.


Samedi.
La demoiselle de la veille a tweeté donc elle va bien.
Je dois quitter Paris pour aller voir ma mère admise mercredi dans un centre de réadaptation au fin fond de la Seine & Marne où elle doit rester quelques semaines. La vie aussi triste soit-elle doit reprendre son cours. Ambiance surréaliste à Gare du Nord et dans le RERB. Le jour d'après. Mon père me récupère au terminus, nous discutons dans la voiture. De ce qui a été visé, des civils, des "jouisseurs de vie". Nous discutons aussi des réactions des politiques et du président. On s'interroge sur le cas du Stade de France, les kamikazes ont-ils "merdé", ont-ils eu des remords ou un sursaut de conscience ? J'aimerais croire à la seconde hypothèse.
Arrivé au Centre, la vie de famille prend la priorité, on discute d'autres choses, de tout et de rien. Surtout de rien d'ailleurs. Au moins, là, elle est préservée de l'actualité. De temps en temps, je sors de bâtiment pour prendre une bouffée d'air. J'en profite pour jeter un œil sur Twitter. Sortir d'un blues pour tomber dans un autre. Je vois défiler les portraits des avis de recherche. Mon naturel pessimiste me fait penser que s'ils n'ont pas donné signe de vie, c'est qu'ils sont ou décédés ou dans un état très critique. Je n'arrive pas à avoir l'espoir du proche qui veut croire qu'il y a une chance...
En fin de journée, Maman commence à être absente. Nous savons qu'elle va rentrer cette nuit dans une phase où elle sera dans le cosmos...
On quitte le Centre pour rentrer. On traverse en voiture la forêt de Ferrières avec ses camionnettes blanches de prostituées sur les parkings. Des voitures attendent. Cette vie-là a aussi repris son triste cours...

Samedi Soir.
Ambiance étrange chez mes parents. J'allume une bougie à côté de la Marianne de Papa et tweete la photo. C'est complètement dérisoire et futile. Et pourtant, voir cette communion de pensées sur les réseaux sociaux a quelque chose qui étrangement fait du bien.
On mange avec mon père en discutant de l'état de santé de maman, des travaux d'aménagement de la maison qui doivent débuter lundi. Puis il allume la télévision. Ruquier fait une émission spéciale en direct. J'écoute Mélenchon et les autres représentants politiques. J'écoute sans écouter vraiment je crois. Viennent des artistes et autres personnalités. Papa me dit qu'Arno Klarsfeld ressemble de plus en plus aux Bogdanoff. Il a réussi à me faire rire.
Se coucher. Nuit discontinue, nuit sans réel sommeil. Sans rêve.


Dimanche
Mon père a invité mon parrain et ma tante à manger. Il me demande de faire mon filet mignon aux oignons. Cuisiner oblige à se concentrer sur une recette sans trop penser à autre chose. Cuisiner me détend. Nous retournons ensuite à Coubert voir Maman. Comme prévu, elle est dans son monde, hagarde et compte inlassablement. "34 plus 8. 12. 7. 88. Je retiens 2.". Mathémamanticienne.
Je vais me balader dans les jardins du centre. Petit tour sur Twitter. Je vois passer les actes de décès des personnes recherchées la veille. Sans surprise. Emotion.
Je pleure. Mélange de tout ça. Une coupe pleine à vider.
Maman devrait revenir sur terre dans la journée de lundi.
D'autres ne reviendront pas.

Dimanche Soir.
En arrivant chez moi à Paris, mon premier reflexe a été d'allumer la lanterne à la fenêtre même si je trouve ça toujours un peu con. Je m'abruti devant James Bond, je râle contre la voix française de mégère qu'ils ont collé à Judi Dench. Maintenant que j'y pense, j'aurais pu regarder si la VO était disponible.
Je vois passer dans l'écran du smartphone le visage d'une Marine Le Pen souriante. Désolation. Daesh lui sert sur un plateau les arguments de ses prochaines campagnes, campagnes qui nourriront davantage la haine à l'égard de la France. Cercle vicieux.  
Plus tard j'apprends les bombardements ordonnés par Hollande à Raqqa en Syrie. Mon "moi ultra-pacifiste" aurait du bondir. Il ne l'a pas fait. Il a juste pris acte, avec tristesse et résignation. J'ai toujours cru que la guerre n'est pas une solution. Y avait-il une alternative ? Je n'y connais que trop peu pour pouvoir l'affirmer.
A la peur du terrorisme s'ajoute celle de la peur de l'engrenage. Inéluctable.
Sur Twitter circule une photo de Benjamin Filarski d'un policier prenant un collègue que j'imagine en larmes dans ses bras. Je reste quelques minutes à la regarder. Il y a tellement de choses dans cette photo. C'est l'image que je veux garder en allant me coucher.
 

Photo de Benjamin Filarski

 
Habituellement, mes insomnies sont mouvementées, je me bats et me retourne pour trouver le sommeil. Cette nuit je suis resté sans bouger, les yeux grands ouverts à ressasser toutes les images et sentiments des derniers jours. Un coup d'œil de temps en temps sur la pendule pour voir les heures défiler, une à une, jusqu'au bout.
Nuit blanche.


Lundi
Maman refait surface très lentement.
Ne pas faire ma revue de presse quotidienne. M'éloigner de l'info. Ne pas allumer la télévision. Faire ce que j'ai à faire, machinalement.
16h. Je ne peux m'empêcher de regarder le Congrès de Versailles où le président a réuni l'Assemblée Nationale et le Sénat. J'écoute le discours en silence. Je ne suis pas habitué au silence. Je n'ai pas les connaissances pour savoir si les mesures de Hollande sont à la hauteur. Je me garderai bien de les commenter. J'oscille tout au long du discours entre le "ça, c'est bien" et le "ça, ça me fait peur". Une seule certitude, je suis rassuré que ce soit Hollande qui ait à gérer ce drame plutôt que l'autre agité de bocal.
Se dire qu'il faut essayer de verbaliser tout cela. Commencer à écrire.

Toute la journée, j'ai eu la voix d'Annie Lennox dans les oreilles.

♫ Stop the world, turn out the sun
I'm so tired of it turning round
Stop the world, call it a day
Leave it all behind, leave it that way

Peace, is just a word, is just a word
Peace, is just a word, yeah

Stop the world, just let it bleed
Well, we've taken more than everything we need
Stop the world, just shut it down
(Just shut it down, shut it down)
(Just shut it down, shut it down)
There's no point in it spinning around

I tell you little peace, is just a word, is just a word
Everyday that peace, is just a word, yeah

Stop the world, take it any where
It's just that, living here is more than I can bear
(More than I can bear, ooh)

Stop the world, just pack it in
Well, we've reached the point, where no one ever wins
No one ever wins

Peace, is just a word, it's just a word... ♫




Lundi Soir
La navette spatiale de Maman a atterri en fin de journée. Pour combien de temps ?
Finir d'écrire ce papier. Faire sortir tout ça une bonne fois pour toute. Se bercer de l'illusion qu'une fois que ce sera consigné, ce sera réglé et que tout rentrera dans l'ordre ?
Allumer une bougie.
Manger un morceau.
Reprendre le montage de la vidéo.
Me mettre devant un épisode de série ou deux avec un verre de rhum arrangé. Ou deux.
Prendre une infusion "Nuit Paisible au Miel" et éventuellement un petit cachet...
Dormir.

Et se réveiller.
Du bon pied.


Fluctuat nec fucking mergitur !