Miroir, Miroir sur le mur © Disney

"Miroir, Miroir sur le mur"
© Disney

Quand hier, cet ami a téléphoné pour qu’on déjeune ensemble ce midi, j’ai accepté tout en cherchant dans ma tête un prétexte pour éviter ce pensum. Pas très digne d’un ami, ça. Il faut savoir que Cyril (appelons-le ici ainsi) entretient depuis une dizaine d’années déjà une relation particulièrement violente avec lui-même et n’a de cesse de se dénigrer. Dix ans, progressivement, une lente escalade vers la haine de soi. Sans qu’on puisse s’en inquiéter au début, sans savoir quoi faire aujourd’hui. Avant même de le voir, je sais qu’il va examiner pendant dix minutes la section Salades de la carte du restaurant, pour finalement jeter son dévolu sur des frites et que cela lui servira d’occasion pour lancer le sujet de son poids…
J’en suis arrivé à un point où je vais à nos rendez-vous à reculons, me disant qu’il vaut mieux aller au cinéma avec lui. Mais bon, j’ai la nostalgie de l’époque où il allait bien et les amis ne sont pas là que lorsque tout va bien.

Ce midi n’a pas été une exception. J’ai donc offert mes oreilles et mon épaule.
Cyril n’est pas obèse. Cyril est arrivé à un âge où il n’a plus la silhouette élancée de ses trente ans. Alors oui, Cyril a des kilos en trop par rapport à l’image qu’il a encore de lui dans la tête. Rien d’exceptionnel, quoi ! Sauf que chez Cyril, cela vire à l’obsession et a de sérieuses conséquences sur son bien-être.
Cyril est célibataire, depuis longtemps. Parce que Cyril ne s’aime pas. Comme Queen RuPaul le déclame : « Si vous ne vous aimez pas, comment diable pourrez vous aimer autrui ? ». Cyril veut être amoureux, rencontrer quelqu’un et traine sur les applications de l’amour. Cyril se voit encore comme à la trentaine et craque sur des garçons de cet âge, sauf qu’il en a quinze de plus. Et donc, il se fait rembarrer de la même façon qu’il rembarrait les mecs plus âgés à l’époque. Cyril vit très mal ce retournement de situation.
Alors Cyril mange pour compenser, «he  eats his feeling » comme disent les anglais… Et culpabilise ensuite d’avoir mangé. Cercle vicieux.

Je crois sincèrement avoir tout essayé avec lui. Et c’est justement parce que je me sens totalement impuissant devant son mal-être que nos rencontres viennent à me peser de plus en plus :

« - Bouge-toi, reprends une activité physique et sculpte-toi le corps que tu as dans la tête !
- Facile à dire, tu vois le boulot qu’il y a. Ça va me prendre des années. Et puis avec mon boulot, j’ai pas le temps de m’y mettre régulièrement. »

« - Essaye plutôt de faire la paix avec toi avant de vouloir rencontrer quelqu’un. T’es bien et il y a forcément un mec pour t’aimer comme tu es.
- Ouais, ouais, chaque pot a son couvercle. Faudra juste que le mec ait un couvercle énorme pour ne pas me voir derrière. »

« - Essaye de regarder moins de magazines, moins de Tumblr, moins de porno avec des mecs parfaits. Belami, c’est pas la vraie vie.
- Donc là, tu veux que je tire un trait sur la seule vie sexuelle qui me reste ! »

« - Et si, tu essayais de rencontrer quelqu’un de ton âge ?
- Un vieux ? Eurk ! Non, c’est pas ma came.»

« - Peut-être tu devrais consulter un professionnel. Un nutritionniste, un psy, ou les deux ? Je ne suis pas vraiment compétant pour t’aider autrement que je l’ai déjà fait. Peut-être même je le fais mal en disant des choses qui peuvent te faire plus de tort que de bien.
- Oula, mais ça va me coûter une fortune. Et puis c’est vachement intime, je suis trop pudique. »

« - On a tous des Body Issues, moi comme tout le monde. Deal with it !
- Oui mais celles des autres ne me posent pas de problèmes. LOL ! »
 
Et j’en passe. J’en passe beaucoup.
J’ai même essayé de lui présenter quelqu’un. Échec cuisant, l’autre n’a pas donné suite : « Trop compliqué » comme on aurait pu s’en douter. Et Cyril s’est enfoncé davantage dans le « Tu vois, personne ne m’aime ». Grave erreur que je ne suis pas près de renouveler avant qu’il ait plus d’amour-propre…
Si vous avez des suggestions, d’autres idées, ne vous privez pas…

Tout ça pour dire, que j’ai encore quitté le restaurant après un repas pénible, et passé l’après-midi avec une boule à l’estomac…
Être dévasté de voir l’enfer qu’il vit ou qu’il s’inflige, je ne sais pas, je ne sais plus. Je n’arrive pas à savoir qu’elle est la part de « complaisance dans son propre malheur » qu’il peut y avoir.
Être encore en apnée d’avoir eu à chercher le mot juste pour ne pas blesser, c’est difficile de « parler sur la pointe des pieds » quand on est quelqu’un de (trop ?) spontané.
Être épuisé d’avoir eu à chercher le conseil que je n’aurais pas donné mille fois déjà.
Être dépité de savoir que tout ce que j’ai pu lui dire ne sert à rien et qu’on aura les mêmes discussions la prochaine fois.
Être égoïstement agacé qu’il n’ait pas pris la peine de me demander « Et toi, comment tu vas ? ». Même si j’aurais probablement éludé la question par un « nikel, comme d’hab » ou plutôt un « on fait aller » pour qu’il sache qu’on a tous nos problèmes.
Me sentir monstrueux et culpabiliser de penser en le quittant «Bon ben ça, c’est fait » et de redouter par anticipation le prochain rendez-vous.
Être soulagé de ne pas avoir décelé de pulsions suicidaires est une maigre consolation. Croiser les doigts en espérant ne pas s’être trompé.
Avoir besoin de vider mon sac. Ce que je fais ici.

J’ai conscience de prendre un risque en publiant ceci ici, risque que Cyril passe et lise tout cela.
Peut-être, Cyril, est-ce justement l’électrochoc qu’il te faut. Que tu vois que ton attitude n’est pas seulement autodestructrice, et que tu prennes conscience qu’elle a des répercussions sur ton entourage, qu’on ne sort pas indemne d’un moment passé avec toi.
Peut-être cet électrochoc, Cyril, te donnera enfin le courage de te tourner vers l’aide professionnelle dont tu as besoin.
Je terminerai ce papier en te répétant ce que je t’ai dit tout à l’heure à table :
« On n’est jamais le plus beau. Alors il faut arrêter de regarder son miroir en lui demandant si on est la plus belle du royaume. Y a un moment, faut dire au miroir de bien fermer bien sa gueule. »



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(NDLR : Si vous laissez un commentaire, ayez en tête qu’il peut éventuellement être lu par le principal concerné… Je laisse la section commentaire ouverte, mais exceptionnellement, me réserve le droit d’effacer ce que je jugerai trop violent pour lui. Merci d’avance pour cette compréhension.)