Des cheveux gris

Des cheveux gris...

Comment vais-je la trouver ? Cette question me hante depuis que je suis monté dans le RER. La voiture de mon père arrive sur le parking de la gare. On échange un sourire. Il se gare, je monte. Deux trois banalités d'usage avant d'aborder l'état de santé de maman. "Ce n'est pas la grande forme aujourd'hui. On a connu des jours meilleurs". Il profite de ces quelques minutes où on est seul pour me faire un bilan des derniers jours. Il y a 5 ans, quand Parkinson a été diagnostiqué, elle se battait pour conserver mobilité et autonomie. Depuis que cette bataille est perdue, c'est pour garder son cerveau qu'elle se bat. On a tendance à résumer Parkinson à des tremblements intempestifs. Ils ne sont qu'un détail. Juste le commencement d'une longue série de symptômes. Maladie neurodégénérative. Tout est dit dans ce mot. Irréversible. Dans celui-là aussi.

Maman est dans son fauteuil au salon quand je l'embrasse pour lui dire bonjour. "Il ne doit plus y avoir de pile, je n'arrive pas à mettre France2". Je lui enlève son téléphone des mains pour y mettre la télécommande de la télévision. "Ah là, ça marche mieux ! Merci". On parle du beau temps, je lui montre quelques photos que j'ai prises dans Paris ces derniers jours. Le générique de Mot de Passe commence. Je n'existe plus. Addiction au jeu, effet secondaire de ses médicaments. Cette femme qui était férue de reportages et magazines culturels ne jure plus que par les jeux télés, le Loto et l'Euromillions. "Mais quelle plaie ce Sabatier, il me saoule !". Il faut faire deviner le mot "blé", le candidat hésite. Maman dit "Céréale ! Farine ! C'est pourtant facile". On n'a pas idée à quel point on peut se raccrocher à ce genre de petites étincelles anodines. On se dit qu'il y a encore de la lumière au plafond. Sa sagacité à trouver des associations de mots me surprend même parfois.

La sonnette de la porte d'entrée. Je vais ouvrir à son charmant kiné. Il venait matin et soir lui faire quelques exercices. Il ne vient plus que le soir. Sa visite matinale été remplacée par celle d'une infirmière qui vient l'aider à se faire sa toilette et autres soins... J'aime la douceur de sa voix. Sa façon de lui parler, de la rassurer. Dans ces moments là, tu loues notre système de sécurité sociale. Tu ne m'entendras jamais dire qu'on paye trop d'impôts. Et si en plus nos impôts lèvent les bras, que leur tshirt se soulève et que je peux voir la fine ligne de poils qui remontent jusqu'au nombril...
Papa lève la tête de derrière son ordinateur. "C'est bien gentil Médiapart, mais faut peut-être que je m'occupe du repas !". Je lui fais signe de rester assis et demande ce qu'il a prévu au menu. Depuis que maman ne cuisine plus, il a pris la relève. Sauf quand je suis là. Mais il ne demande jamais. De temps en temps il m'accompagne en cuisine. Pour voir comment je fais, pour discuter. J'en profite pour en faire un peu plus à chaque fois, c'est toujours ça de moins qu'il aura à cuisiner quand je serai parti.

"Il est prêt le repas ? Faut qu'on dîne tôt, il y a Nagui qui a un nouveau jeu ce soir. Il y aura Magali et Fabien de son groupe de musiciens de N'oubliez pas les Paroles. Je les aime bien. Ils sont amusants". L'année dernière, elle se passionnait encore pour des émissions politiques et suivait en argumentant les débats à l'Assemblée Nationale. Aujourd'hui, elle est incollable sur les jeux télés de l'après-midi. Après tout, ce n'est pas plus mal. Elle a plus besoin de légèreté que de voir le monde s'effondrer...
Générique de la météo. Elle prend sa pochette où papa a rangé les impressions du site de Météo France et vérifie la concordance avec les prévisions de la  télévision. Les températures ont intérêt à être les mêmes...
L'émission de Nagui vient de se terminer. Je prépare l'infusion et le petit carré de chocolat pendant qu'elle vérifie dans Télé Loisirs que toutes les émissions qu'elle a vues dans la journée figurent bien dans le programme. C'est bon, elle va pouvoir se coucher tranquille.

3h00 du matin, je me réveille en entendant du bruit au rez-de-chaussée et la voix de mon père. Elle a du avoir besoin d'aller aux toilettes.

Je prépare le petit-déjeuner. Papa rempli le pilulier à l'aide de son smartphone, tel médicament à telle heure. Elle est déjà à table dans son fauteuil roulant. "Faut faire vite, Gabriela ne va pas tarder à arriver pour ma toilette".
Elle voit que je l'observe du coin de l'œil pendant qu'elle étale à nouveau la confiture sur sa tranche de brioche. "Ah oui, tu l'avais déjà étalée... La maladie, c'est comme un oiseau. Petit à petit, elle fait son nid". Je suis touché par cette remarque aussi lucide que poétique sur son état de santé. Ne pas pleurer. Lui attraper la main, en faisant un sourire et un clin d'œil.
Le smartphone de papa sonne. C'est l'heure de donner à maman son Sinemet 100.

"6 que je divise par 3. Ça fait bien 2 ? Plus 3, 4, 5, 6..."
Donc là, elle divise le nombre d'ampoules du lustre par le nombre de verres sur la table avant de l'additionner avec le nombre de lentilles dans sa cuillère. Il faut faire diversion et vite, sinon elle va partir en boucle sur des calculs. Je tente de chasser une addiction par une autre : "Après le repas, on s'occupe de faire tes grilles d'Euromillions pour la semaine ?". Bingo !
Elle est capable de me donner sans erreur 5 numéros entre 1 et 50 et 2 étoiles entre 1 et 11. Elle valide elle-même ses grilles en appuyant sur l'écran de l'iPad, elle est contente...



J'ai une admiration sans borne pour mon père, pour sa patience, pour les gestes d'amour qu'il continue de lui témoigner, pour sa tristesse qu'il cache sans jamais se plaindre. "Je ne pensais pas que ça irait si vite" m'a-t-il chuchoté avant de changer de sujet... Je le regarde du coin de l'œil pendant que j'écris ces mots, et que lui est retourné sur Médiapart, il a pris un petit coup de vieux lui-aussi... Les soucis. Mais putain, qu'est-ce qu'il assure...


Rien ne nous prépare dans la vie à voir nos parents vieillir, à les voir affronter la maladie. Je n'en ai jamais parlé avec eux. On est là, à gérer au jour le jour. En redoutant la prochaine étape...
Dans la voiture sur le chemin de la gare, il a dit "Elle a des jours comme ça, où elle part un peu dans le cosmos... Hélas, le trajet retour ne compense pas toujours la distance de l'aller".


Regards perdus sur le paysage qui défile par la fenêtre du RER.
Ce n'est pas comme ça que je veux vieillir.
J'espère que je pourrais tirer ma révérence le moment venu.